Avril Brisé d’Ismail Kadaré, une histoire de la vendetta albanaise

Avril Brisé d’Ismail Kadaré, une histoire de la vendetta albanaise

Né en 1936 dans le sud de l’Albanie, Ismaïl Kadaré parachève à Moscou, à l’institut Gorki, des études de lettres. En 1960, il se lance dans le journalisme et publie de la poésie. Son premier roman, Le Général de l’armée morte, paraît en 1970 en France. En 1996, il devient membre associé étranger de l’Académie des sciences morales et politiques. En 2005, il reçoit le Man Booker International Prize et, en 2009, le prix Prince des Asturies.

En 1980, il publie Avril Brisé, traduit en français en 1982 chez Fayard, souvent considéré comme le plus ethnologique des romans de Kadaré. Dans Avril brisé, Ismaïl Kadaré présente trois regards sur la tradition du Kanun dans le Plateau albanais. Ces trois regards, l’un de l’intérieur grâce à Bjorg, et les deux autres de l’extérieur grâce au couple de citadins Bessian et Diana, illustrent les différentes perceptions de la vendetta dans les années 1980, période fortement marquée par le communisme soviétique.

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Une œuvre au contexte vague et mystique

Ismaïl Kadaré semble vouloir plonger le lecteur dans un espace sans temporalité. Il n’y a presque aucune référence au siècle, hormis une phrase introductive :

« Entre les deux guerres, sous le règne de Zog, quelque part sur le Plateau du Nord qui prend naissance au cœur de la montagne albanaise. »

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Grâce à la référence au règne de Zog Ier, le lecteur comprend qu’il s’agit de la période de 1928 à 1939. Toutefois, rien n’est dit sur les conflits extérieurs à l’Albanie, ni sur la situation politique en Albanie entre les deux guerres mondiales. Il n’y a aucun indice sur les conséquences de la Première Guerre mondiale dans le pays, ni sur les prémices de la Seconde. De plus, la temporalité est totalement renversée par la présentation moyenâgeuse du Plateau, tant par les décors que par la coutume qui semble « démodée », loin de la modernité du 20ème siècle. Kadaré souligne à plusieurs reprises le caractère dépassé du Kanun :

« Vous avez vu vous-même comment ils règlent les questions de limites. Avec des pierres, des malédictions, des sorcières et je ne sais quoi d’autre. »

De même, il n’y a aucun indice concernant la situation géographique du Plateau. Il apparaît clairement qu’il s’agit du Nord de l’Albanie, mais sans autres indications toponymiques. Il n’est fait mention d’aucune région frontalière par exemple. Le lecteur comprend de lui-même que c’est une région reculée de l’Albanie car les deux citadins, Bessian et sa femme, doivent faire un long voyage pour se rendre sur le Plateau – mais la lenteur des moyens de transport du début du XXème siècle rend floue les distances. Il est parfois fait mention de quelques lieux géographiques comme les lacs de « l’Eau blanche supérieure » – or les lacs sont nombreux dans le Nord de l’Albanie, et ce n’est pas un toponyme réel.

Ismaïl Kadaré publie Avril brisé en 1982, alors que les droits coutumiers locaux sont stigmatisés et combattus par le régime communiste de Haxhi Lleshi (chef de l’Etat de 1953 à 1982). L’intrigue du roman est située dans l’entre-deux-guerres, associée par les communistes à une période d’arriération et de conservatisme. Le fait que la société du Plateau est à la fois vue de l’intérieur par Gjorg, et de l’extérieur par Bessian et Diana permet de comprendre la dualité des perceptions en Albanie concernant les traditions. Celles-ci ne sont pas comprises par les citadins que l’on peut dire « modernes, occidentalisés » contrairement à la société moyenâgeuse du Plateau.

Toutefois, s’ils représentent la société urbaine, Bessian et Diana ne semblent pas pour autant relayer le regard des communistes des années 1980. Au contraire, Bessian cherche à comprendre le Plateau. Diana semble au début dans une totale indifférence concernant ces coutumes, mais finit fascinée par le Kanun. Ainsi, Avril Brisé apparaît comme une œuvre contre son temps, à contre-courant de l’idéologie communiste dominante – mais déclinante – en Albanie dans les années 1980.

 

Le poids des traditions

Dès les premières pages, le lecteur est plongé dans la réalité du droit coutumier albanais et comprend que le Kanun est un droit coutumier qui englobe l’individu :

« Quoi qu’il fît, il ne pouvait échapper à ses définitions. […] Le Kanun était plus puissant qu’il ne semblait. Il étendait son pouvoir partout. »

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By David G. (Own work) [CC BY-SA 3.0 (https://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0)], via Wikimedia Commons

En effet, le Kanun règle les relations entre habitants, les habitations, la nature, les tâches quotidiennes. Cela est décrit dans une scène qui peint un groupe de montagnards et le spécialiste du Kanun, Ali Binak. Celui-ci doit délimiter les terres de deux habitants en fonction du dernier meurtre qui a eu lieu à cet endroit. Ainsi, la vendetta règle jusqu’à la propriété privée.

Le lecteur peut penser à première vue que le Kanun est une invention de Kadaré. Mais il a bien une origine antique réelle et la version actuellement en vigueur en Albanie date du XVème siècle. Il date donc de l’Empire ottoman, mais reste détaché de la religion et s’est surtout maintenu chez les catholiques. La vendetta est un phénomène encore assez actif dans les régions méditerranéennes, et c’est en Albanie qu’elle semble être le plus réglementée. Cela va d’ailleurs à l’encontre de l’idée même d’un droit coutumier, car le propre d’une coutume est de ne pas être réglée par une forme juridique écrite…

Au cœur du Kanun, la notion de bessa renvoie au respect de la parole donnée, qui est une norme absolue du droit coutumier. Dans ses entretiens avec l’écrivain Eric Faye, Ismaïl Kadaré explique que, pour lui, la bessa est liée au Macbeth de Shakespeare. En effet, un crime contre l’hôte constitue la pire des fautes dans la logique du Kanun. Or dans Macbeth, Duncan, hôte des époux Macbeth, est assassiné par eux. La question culturelle de l’honneur semble donc prendre chez Kadaré une place toute particulière. Cela pourrait expliquer pourquoi l’environnement du Plateau tel que décrit par Kadaré renvoie au Moyen-Âge – période même des œuvres de Shakespeare.  

Ce qui surprend dans le Kanun est qu’il semble faire l’objet d’un consensus généralisé au sein du Plateau. Ainsi, par exemple, quand Gjorg part en voyage pour payer l’impôt du sang, il y va de lui-même comme si cela entrait dans la suite logique des événements. Gjorg obéit aux rituels de la vendetta et paye le Prince pour un crime qu’il a été forcé de commettre.

Ainsi, la reprise du sang est véritablement codifiée. Gjorg parle d’une « véritable constitution de la mort ». C’est un texte composé de douze livres et plus de 1 200 articles de lois coutumières. Le processus est totalement judiciarisé, sans besoin de police pour le faire appliquer. Si un habitant ne respectait pas les règles de la reprise du sang, les habitants du village eux-mêmes surveillaient les peines incombant à cette personne.

Le personnel de justice du Kanun, ce sont les habitants les plus âgés de chaque village, qui connaissent par cœur les règles transmises oralement. Le meurtre en lui-même est réglé par le Kanun : la façon de tuer, de traiter le cadavre, de l’annoncer à la communauté. Bien que codifiée avec minutie et partagée par tous, le lecteur ne peut s’empêcher de trouver de l’absurdité dans cette tradition. Kadaré rappelle ainsi le jugement porté par les communistes dans les années 1980, représentant ainsi fidèlement les perceptions de la société albanaise :  

« Certains soutenaient que quelques articles fondamentaux du Kanun […] incitaient ouvertement à la vendetta, que c’étaient donc des articles barbares. D’autres, au contraire, écrivaient que ces articles, en apparence monstrueux, étaient en réalité des plus humains, car la loi même du talion avait un effet de dissuasion sur le meurtrier éventuel, en le mettant en garde. »

Ainsi, tous sont unanimes pour qualifier l’absurdité et la barbarie de ces règles, mais deux avis coexistent sur l’utilité de ces règles. D’ailleurs, Kadaré souligne le renversement des perceptions morales de la vie : il y a une rupture totale avec les préceptes religieux qui interdisent le meurtre. Au contraire, l’importance de l’honneur est poussée à l’extrême : l’on souhaite aux habitants de mourir tués et non de vieillesse ou de maladie. C’est une nouvelle religion qui rompt avec les préceptes moraux modernes, et renvoie à la tradition de l’honneur portée par la noblesse féodale.

Il existe une réelle économie de la vendetta sur le Plateau. L’Intendant du sang fait justement l’état des lieux statistique de cette économie locale, en tenant de vrais livres de compte. Il n’y a pas un jour sans une reprise du sang, ce qui permet à ce système économique mais surtout politique de tenir debout. La vendetta est alors une réelle idéologie. Grâce à l’impôt du sang, l’économie du Plateau tourne.

Toutefois, contrairement au ressenti des habitants qui ne remettent pas en question le Kanun, la scène entre les citadins et le Prince permet de comprendre que la tradition est en réalité déclinante. Elle devient un problème politique de contrôle du territoire. L’Intendant du sang finit par partir en tournée dans le Plateau pour vérifier que le Kanun est présent à l’esprit des habitants, et éviter la déstabilisation du système. Il se sent personnellement remis en question par les questions de Diana, incrédule face aux explications sur le Kanun. Ainsi, « le sang, comme toute chose, est devenu marchandise » ; l’Intendant en parle comme d’une récolte agricole.

Dans son roman, Kadaré transcrit donc avec pertinence les tensions qui existent autour de l’appropriation de la tradition par les Albanais. Il permet de saisir à travers la fiction tout l’enjeu de l’existence et de l’application des coutumes de vendetta sur les côtes méditerranéennes. Le dénouement du roman est plein de mystère et laisse beaucoup de place à l’interprétation, ce qui vient renforcer la portée de ce roman sur le Kanun : comme le Kanun, le roman est sujet à l’interprétation  de son lecteur. Kadaré a écrit un réel hommage à la société albanaise en écrivant Avril Brisé, retraçant ses aspects négatifs et positifs sans jugement. Bien que Kadaré ne semble pas vouloir faire de son oeuvre une critique de la pensée communiste des années 1980, le lecteur avertit ne peut s’empêcher de comprendre que l’auteur essaie de faire vivre une tradition que la société albanaise communiste ne semble plus comprendre à la fin du 20ème siècle.

Aliénor Chéreau

Bibliographie

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