En 2014, Barack Obama et Raul Castro officialisent le rapprochement historique entre leur deux pays et en profitent pour remercier le pape François pour sa médiation cruciale. L’année suivante, en pleine campagne présidentielle, le désormais président des Philippines Rodrigo Duterte, a qualifié le souverain pontife de « fils de pute » pour avoir créé des bouchons lors d’une visite. Enfin, en 2017, le pape François, déjà lauréat du prix Charlemagne qui récompense « la contribution la plus précieuse pour l’entente en Europe » [1], réunit dans la chapelle Sixtine les chefs d’État de toute l’Union Européenne à l’occasion du soixantième anniversaire du traité de Rome. Trois années, trois problématiques et trois espaces différents mais pourtant un point commun : le pape François apparaît ici davantage comme un chef d’État rompu à la pratique diplomatique que comme un guide spirituel.
En effet, depuis l’élection le 13 mars 2013 de l’archevêque de Buenos Aires au trône de saint Pierre, Jorge Mario Bergoglio, rebaptisé François [2], a redynamisé une diplomatie vaticane à la médiatisation croissante. Premier pape latino-américain, premier pape jésuite et premier pape non européen depuis Grégoire III en 731, l’Argentin, qui s’est surnommé lui-même le « pape du bout du monde » a accédé au ministère pétrinien à l’occasion d’une autre surprise, la renonciation de Benoît XVI, ce qui n’était pas arrivé depuis Grégoire XII en 1415. Ses origines extra-européennes et multiculturelles – en tant que fils de migrants italiens installés en Argentine – ainsi que ses conditions d’accession à la tête d’une Église catholique forte de 1,25 milliard de fidèles, lui ont permis de réorienter la diplomatie pontificale. Une plus grande place est alors faite aux laissés pour compte de la mondialisation et du capitalisme ultralibéral, à l’écologie, aux migrants tout en maintenant, voire en renforçant la dimension de médiateur/pacificateur caractéristique de la diplomatie apostolique.
Le présent article se propose donc de faire un bilan succinct de l’activité diplomatique déployée par le 265e successeur de saint Pierre, et, ce faisant, de distinguer les dynamiques qui la structurent. Retour sur sept ans d’une diplomatie discrète mais redoutablement efficace.
Une diplomatie unique au service d’une « puissance morale » [3]
Pour pouvoir bien saisir tous les enjeux de la diplomatie bergoglienne, il faut avoir à l’esprit toutes les spécificités de l’appareil diplomatique pontifical qui entretient une diplomatie unique en son genre, tout à fait adaptée à l’État du Vatican, lui aussi unique en son genre. Force est de constater en effet, que l’État de la Cité du Vatican n’a pas les attributs traditionnels de la puissance. Plus petit pays du monde avec 0,44 km² et une population de 799 habitants, le Vatican n’est pas non plus une puissance militaire puisque la Garde suisse regroupe 135 militaires, ce qui en fait la plus petite armée au monde. Voilà pour les faits. En droit, il faut cependant distinguer l’État de la Cité du Vatican et le Saint-Siège ou Siège apostolique. Le premier est une monarchie absolue élective tandis que le second renvoie au gouvernement de l’Église catholique, tous deux dirigés par le pape, qui est donc à la fois chef de l’État du Vatican et chef spirituel des catholiques. Or, si l’État de la Cité du Vatican est une puissance tout à fait négligeable, ce n’est pas du tout le cas du Saint-Siège, qui possède une autorité morale sur près de 1,254 milliard de fidèles sur les cinq continents. Juridiquement, c’est donc le Saint-Siège qui représente l’État du Vatican sur la scène internationale. L’existence du territoire pontifical remonte au VIIIe siècle, lorsque Pépin le Bref donne au pape Etienne II une partie de ses conquêtes pour entériner leur alliance. Après des siècles à intervenir dans les affaires de la péninsule, la création de l’État du Vatican n’intervient qu’en 1929, avec la signature des accords du Latran entre B. Mussolini et Pie XI. Le catholicisme devient alors la seule confession à avoir un État souverain et indépendant, et donc à bénéficier d’un statut en droit international public.
Cette réduction du territoire pontifical permet de « désitalianiser » la gestion de l’Église catholique. Le pontife n’ayant plus d’intérêts particuliers dans la péninsule italique peut désormais pleinement se consacrer à sa mission universelle, katholikos en grec, incarnée dans les voyages pontificaux depuis Paul VI (1963-1978). Détaché de la concurrence entre les nations, le pape ne cherche pas non plus à renforcer l’influence de son État dans le monde et c’est ce qui fait toute la spécificité de sa diplomatie : c’est « le seul cas d’un sujet de droit international qui poursuit spécifiquement des buts religieux et moraux » (J.-B. d’Onorio). N’ayant pas à rendre de comptes devant des électeurs, le pape bénéficie d’une très grande liberté d’action. N’ayant aucun intérêt personnel, le Saint-Siège est un État neutre exclu du jeu géopolitique, ce qui explique qu’il n’ait voulu que d’un siège d’observateur, et non de membre, à l’ONU en 1964. Le Saint-Siège n’en est pas moins une puissance diplomatique majeure, qui a ainsi contribué à forger la diplomatie d’aujourd’hui. Les premiers ambassadeurs permanents auprès des cours d’Europe étaient ainsi des nonces, des envoyés du pape, et ce, dès le XVe siècle. Aujourd’hui, c’est d’ailleurs le Secrétaire d’État, sorte de ministre des Affaires étrangères, qui est n°2 du Vatican. La diplomatie fait donc partie de l’ADN du Saint-Siège, qui entretient des relations diplomatiques avec 183 pays différents, dont l’Autorité palestinienne. Seuls 13 s’y refusent [4]. Le Siège apostolique est également membre ou observateur de nombreuses organisations internationales (AIEA, HCR, OSCE, UNESCO, OMC, OEA, UA…), ce qui lui permet de participer aux débats et d’apporter une dimension spirituelle et morale aux réflexions tout en évitant un réel engagement politique, ce qui lui vaut d’être écouté de tous les acteurs internationaux, qui apprécient également sa discrétion.
L’action diplomatique du pape et des évêques par le haut est doublée d’une action par le bas, déployée par le clergé local. Même dans les régions les plus reculées du monde, un prêtre sera toujours au fait des situations locales ce qui constitue une source d’informations pléthorique et extrêmement précieuse pour Rome. Au clergé local s’ajoute la multitude des ONG catholiques, des 210 000 écoles, des missions, des 1700 universités ou encore des hôpitaux catholiques, qui œuvrent au renforcement du soft power papal, à l’instar de la Communauté de Sant’Egidio, qualifiée de diplomatie parallèle du pape et qui s’est rendue célèbre en permettant la signature d’un accord de paix au Mozambique en 1992. Le Vatican est ainsi secondé par une armée humanitaire inégalable : en 2015, le Vatican a déboursé 150 millions de dollars pour la seule aide aux chrétiens d’Orient. Le Japon illustre parfaitement ce soft power. Alors que seulement 0,36% des Japonais sont catholiques, le Saint-Siège compte 24 hôpitaux, 500 jardins d’enfants et 19 universités dans l’archipel. On voit comment, malgré une faiblesse numérique, Rome réussit à s’assurer un poids social dans un pays lointain en vertu de sa mission universelle. Cette diplomatie du signal faible, si elle confère sa liberté au pontife romain, constitue aussi une limite à son influence internationale, malgré les efforts qu’il déploie, notamment sur le terrain médiatique, exemple par excellence du soft power pontifical.
Un pape phénomène médiatique
C’est la caractéristique la plus évidente du pontificat de François, qui, par son sourire et ses manières humbles a immédiatement séduit une presse qui ne s’entendait pas très bien avec son prédécesseur Benoît XVI, jugé trop rigoriste. C’est justement pour éviter une presse parfois peu clémente que le Vatican a développé ses propres médias. On retrouve bien sûr les médias traditionnels : le journal L’Osservattore Romano depuis 1861 est diffusé en huit langues, Radio Vatican, créée en 1931 et qui émet aujourd’hui en quarante langues différentes, et qui constitue bien souvent le seul lien des minorités chrétiennes isolées avec le reste du monde chrétien, ou encore la chaîne de télévision Vatican Media, instituée par Jean-Paul II en 1983. Ses successeurs ont continué à adapter le Saint-Siège aux médias du temps. En 2011, Benoît XVI a ainsi ouvert le site Vatican News, avant d’inaugurer l’année suivante son compte twitter @pontifex. Soucieux de communiquer directement avec les fidèles, François lui a emboîté le pas, en créant son compte Instagram en 2016. Et ça marche. Sur Twitter, le pape est le troisième leader politique le plus suivi avec cinquante millions d’abonnés derrière D. Trump et N. Modi, et sur Instagram, le huitième avec sept millions d’abonnés [5].
Si François se méfie de la presse, il n’en maîtrise pas moins les codes, et a su se faire apprécier dès les débuts de son pontificat. Ses premiers mots : « Frères et sœurs, bonsoir » ont ainsi fait une forte impression médiatique et très vite, la figure de François le gentil Argentin, « modèle du bon prêtre jésuite » (Th. Tanase) s’est construite en opposition à celle de Benoît XVI le méchant Allemand, trop théologien et traditionnel, alors que François, pas plus que son prédécesseur, n’a changé une virgule au dogme catholique. Révélateur de ce fossé médiatique : en 2008, Benoît XVI a été empêché de s’exprimer à l’université de Rome alors qu’en 2017, François y a été accueilli avec enthousiasme. Mais François sait rassembler et se faire le chantre du consensus, en témoignent les festivités qu’il a organisé à Milan en mars 2017 pour les soixante ans de l’UE et qui ont attiré les foules, loin des cérémonies politiques à Rome qui se sont déroulées dans la plus grande indifférence. Célébrer l’Union européenne à Milan permettait de rassembler aussi bien les conservateurs partisans d’une Europe chrétienne que les progressistes europhiles. La capacité à rassembler est en effet la clef de sa popularité : « Il dit ‘droits de l’homme, solidarité, exploitation, écologie, mondialisation, immigration’. Il ne dit pas ‘avortement, euthanasie, mariage homosexuel’. Il dit les mots qui plaisent, pas les mots qui fâchent » remarque E. Zemmour [6]. Ce discours fédérateur a plu à une presse en mal de leader positif et charismatique, à tel point que Courrier International titrait en mars 2017 « François, le dernier gaucho ». Avec son discours très offensif sur les migrants et son investissement écologique (encyclique Laudato Si en 2015), le pape s’est imposé comme la dernière figure de gauche réellement influente à l’échelle d’un monde dominé par les populistes. Mais le socialisme de François relève essentiellement d’une illusion, le pape étant à la tête d’une Église qui prohibe toujours le préservatif, le divorce, l’avortement… d’où l’amer commentaire du Spectator : « François l’illusionniste ». Force est donc de constater que l’enthousiasme médiatique s’est quelque peu emballé. Si le titre de quatrième homme le plus influent du monde décerné par Fortune en 2015 ou celui de personnalité de l’année par le Times en 2013 [7] pouvaient se justifier, il est plus étonnant de retrouver le pape sur la couverture du magazine américain Rolling Stone, plus habitué aux rock stars, avec, qui plus est, un titre en référence à Bob Dylan : « The times they are a-changin’ ». Rebelote en mars 2017, sur la couverture du Rolling Stone italien cette fois, qui titre « François, le pape pop ». Plus étonnant encore, en 2013, le magazine Esquire désigne le pape comme l’homme le mieux habillé de l’année, alors qu’il se vêt de la même soutane aux manches élimées toute l’année et porte des chaussures orthopédiques. Mais le pontife est conscient des risques d’une surmédiatisation et n’est pas exempt de maladresses, au moment où justement, la pédophilie menace la crédibilité de la parole ecclésiale.
Le poids de la pédophilie
Si évidemment il ne s’agit pas de revenir sur le phénomène tragiquement tentaculaire de la pédophilie dans l’Église, celui-ci est si diffus qu’il a des répercussions sur la diplomatie de François, notamment lors de ses voyages. De nombreuses visites apostoliques ont ainsi été minées par des scandales d’abus sexuels et se sont résumées à des actes de contrition qui ont empêché le pape de mener une réelle action diplomatique fortifiant l’influence de l’Église. Son voyage en Irlande en août 2018 venait ainsi conclure des années de révélation sur les abus sexuels. Depuis 2002, 15 000 personnes ont déclaré avoir été victimes d’abus de clercs. Résultat, François n’a pu que constater la baisse drastique du nombre de fidèles dans ce pays pourtant très religieux. Il n’a ainsi attiré que 130 000 fidèles, bien loin des 1,5 million de pèlerins venus assister aux messes de Jean-Paul II en 1979. Tout au long de ce voyage, François n’a eu de cesse de s’excuser pour ces actions « répugnantes », alors que l’influence de l’Église se réduit progressivement dans une Irlande en pleine sécularisation et qui a massivement voté pour la légalisation de l’avortement en mai 2018. Autre pays, même problème : le voyage au Chili s’est révélé particulièrement problématique, alors que l’Église nationale était secouée par des révélations d’abus sexuels qui mettent en cause François lui-même, accusé d’avoir nommé Mgr J. Barros à la tête du diocèse d’Osorno en 2015 alors même qu’il était soupçonné d’avoir tu les agissements d’un prêtre pédophile. C’est un peu comme si le cardinal Barbarin avait eu une promotion. La haine contre le pontife romain, accusé de promettre beaucoup mais de faire peu, s’est alors exprimée de manière particulièrement violente. Les jours précédant son arrivée, plusieurs églises ont été attaquées avec des bombes incendiaires et des graffitis « complice » ou « brûlez le pape » ont été tagués. Le voyage avait donc pour but de s’excuser et ainsi de contrer le fort déclin de l’Église catholique au Chili. C’est un échec, puisque Mgr Barros a tout de même participé à la messe géante donnée par le pape, choix largement incompris.
Pire encore, les rangs de la diplomatie pontificale sont aussi touchés. L’ancien nonce en France, Mgr Ventura, a été accusé d’attouchements. Afin d’éviter le scandale, le pape a pris une décision inédite en levant l’immunité diplomatique de son ambassadeur à Paris et en le remplaçant par Mgr C. Migliore, diplomate chevronné qui a été nonce en Pologne entre 2010 et 2016 où il a remis en ordre un épiscopat bouleversé par de multiples scandales. Choix judicieux pour une France encore marquée par les soubresauts de l’affaire Barbarin. La pédophilie constitue également un moyen pour l’aile la plus traditionaliste de la curie de nuire à François. Il en est ainsi lorsque l’ancien nonce à Washington, Mgr C. M. Vigano, accuse publiquement, le pape d’avoir couvert les agissements à l’encontre de mineurs de l’archevêque de Washington, le cardinal T. McCarrick. Ici, l’appareil diplomatique devient un champ de bataille entre les prélats pro et anti-François. Les abus sexuels, même si J.-B. Noé rappelle que le phénomène dépasse largement l’Église (en témoigne l’affaire Weinstein), constituent donc un réel écueil et un enjeu colossal pour la diplomatie que veut déployer François, menaçant jusqu’à l’appareil diplomatique papal.
Bâtir des ponts ou pactiser avec le diable ?
La diplomatie bergoglienne est aussi caractérisée par une volonté constante de bâtir des ponts, de créer du lien avec tous les acteurs de la géopolitique mondiale, comme l’ont montré l’inauguration de relations diplomatiques avec la Mauritanie en 2016 et la Birmanie en 2017. La diplomatie vaticane étant traditionnellement une diplomatie du consensus, François se refuse à exclure tout acteur, ce qui le conduit à négocier avec des régimes parfois peu recommandables, d’ordinaire vilipendés par les chancelleries occidentales.
L’un des événements diplomatiques les plus marquants du pontificat actuel est sans conteste l’accord « provisoire » conclu avec la Chine sur la question de la nomination des évêques après des décennies de tensions. Un rappel des faits tout d’abord. En 1951, le Saint-Siège, fidèle à son ancrage occidental, reconnaît Taïwan, ce qui entraîne la rupture des relations avec Pékin via l’expulsion du nonce, rupture consacrée six ans plus tard lorsque la RPC crée une Église catholique nationale débarrassée de tout lien avec Rome. Récemment, les années 2010 ont été marquées par un durcissement de Pékin sur les questions religieuses. Entre 2014 et 2016, 2000 croix d’églises, symbole d’une « pénétration religieuse étrangère » ont ainsi été détruites dans la seule province du Zhejiang au sud-est du pays. Mais la Chine abrite aujourd’hui 13 millions de catholiques, avec qui il s’agit de renouer, d’autant plus que le protestantisme et les sectes new age y connaissent un réel engouement. Sur les 65 évêques nommés par le régime – alors que c’est une prérogative exclusive de l’évêque de Rome – 7 n’avaient pas l’approbation du Vatican. Parallèlement à l’Église patriotique s’était constituée une Église clandestine, d’une force à peu près égale, et animée par une trentaine d’évêques non reconnus par Pékin. De l’accord, largement secret, signé en 2018, l’on sait que le Saint-Siège reconnaît les sept évêques officiels qu’il se refusait à ordonner jusque-là (même si en 2019 il a explicitement encouragé les fidèles à préférer les évêques romains), tandis qu’en échange, Pékin s’engage à reconnaître certains prélats clandestins. Les prochains évêques feront l’objet d’une nomination conjointe, même si l’accord prévoit que Rome ait le dernier mot, tout en laissant un droit de regard au PCC. Pour rassurer Pékin, très frileux à l’idée d’avoir une cinquième colonne religieuse en Chine et échaudé par l’exemple du syndicat Solidanorsc, soutenu par Jean-Paul II et qui a contribué à la chute du communisme en Pologne, le pape a insisté sur le fait que l’accord n’était pas politique mais pastoral, ce qui a également permis d’évacuer la question hautement inflammable de la reconnaissance de Taïwan. Avec cet accord, la RPC reconnaît pour la première fois un statut au pape à l’intérieur de l’Église chinoise, et admet que celle-ci fait partie de l’Église universelle. L’entente sur la nomination du clergé est donc une étape majeure dans l’établissement des relations diplomatiques. François et P. Parolin, son secrétaire d’État, ont eu à cœur de redynamiser le catholicisme chinois [8], desservi par un ancrage rural pauvre dans un pays urbain et par l’absence du traditionnel réseau associatif du Vatican. De plus, par cet accord, le Saint-Siège entérine la reprise des relations avec une puissance géopolitique d’envergure mondiale et incontournable sur nombre de dossiers internationaux. Du côté chinois, la question religieuse est une épine constante dans le pied des autorités comme le montre l’Église catholique clandestine, mais aussi le dalaï-lama ou encore le traitement des Ouïghours, et est donc un sujet régulièrement dénoncé par les États-Unis ou l’Union Européenne. Cet accord constitue donc une réponse à ces critiques internationales. Pékin s’assure également, avec cet accord, une alliance avec une puissance qui a autorité sur 1,25 milliard de catholiques, soit presqu’autant que la population chinoise. Xi Jinping est également conscient que le christianisme croît rapidement dans les régions qu’il convoite, que ce soit en Afrique ou en Asie, ce dont témoigne les voyages du pape. En s’entendant avec ce dernier, Xi bénéficie aussi d’un regain de prestige interne car François est une figure appréciée en Asie pour sa lutte contre la pauvreté et la corruption. Enfin, par cet accord, Xi Jinping s’assure aussi une reprise en main d’une partie du renouveau religieux qui touche les jeunes générations, épargnées par la révolution culturelle maoïste.
Preuve de la portée historique de cet accord, le Saint-Père s’est fendu, dans les jours suivants, d’un message destiné aux fidèles chinois pour justifier son accord qui bouleverse un subtil équilibre géopolitique inquiétant à la fois Taiwan, Hong Kong et l’Église clandestine. D’abord, Taipei a vu dans cet accord une menace alors que le Vatican est le seul État européen à reconnaître Taïwan. Le mois suivant, le vice-président de l’île, Chen Chien-jen, un des 300 000 catholiques que compte le pays (soit 1,27% de sa population), s’est rendu à Rome pour assister à la cérémonie de canonisation du pape Paul VI. Taïwan craint en effet une rupture avec le Saint-Siège, prérequis imposé par Pékin à toute normalisation des relations diplomatiques.
Hong Kong, qui abrite 400 000 catholiques (soit 5,4% de sa population), plus 160 000 immigrés philippins en majorité catholiques, craint également une rupture et accuse François d’avoir privilégié l’unité de l’Église en Chine au détriment de la défense de la liberté religieuse, alors même que les catholiques se sont investis dans les manifestations récentes contre l’emprise de la Chine. Mgr Zen, ancien évêque de la ville, a ainsi critiqué publiquement un accord qui abandonne « l’Église du silence », qui a résisté au PCC pendant des décennies et a instamment demandé au Saint-Siège de révéler l’intégralité de l’accord.
Mais les plus fortes résistances viennent de l’Église clandestine en Chine. Dès avant la finalisation de l’accord, Mgr V. Guo Xijin, reconnu par Rome mais pas par Pékin, a été arrêté en mars 2018, ce qui n’a pas empêché François de continuer les négociations. Le mois qui a suivi l’accord, deux évêques chinois proches du régime [9] sont venus participer au synode des jeunes organisés à Rome, tandis qu’aucun évêque clandestin n’avait été invité. De même, la papauté a demandé à deux évêques qu’il reconnaît (dont Mgr V. Guo Xijin) de céder leurs places à deux évêques nommés par le pouvoir. L’Église clandestine chinoise, après des décennies de fidélité au trône de Pierre, a donc l’impression d’être sacrifiée sur l’autel de la diplomatie pontificale.
La même volonté de dialogue, de construction de liens, se retrouve dans le soutien du Saint-Siège au régime de Damas, constante de la diplomatie vaticane depuis le début du conflit syrien, ou dans le rapprochement avec la Russie de Poutine.
Il faut dire que le Moyen-Orient est une source d’inquiétude perpétuelle pour le pape, dont la première mission est de secourir les chrétiens menacés dans le monde. Il a ainsi inlassablement condamné les massacres et les déportations de communautés chrétiennes présentes depuis 2000 ans. Le Saint-Siège a toujours considéré Assad comme le meilleur rempart contre la persécution des chrétiens en Syrie par Daesh ou contre une domination politique des sunnites. Le pape mène donc un dialogue officiel et régulier avec Damas pour limiter les bombardements et inciter Assad à épargner les civils, notamment par l’intermédiaire de son nonce en Syrie, Mgr M. Zenari, un des derniers occidentaux sur place. Les nonces ont en effet pour habitude de toujours rester en place, quel que soit le contexte, et de ne partir que s’ils sont chassés. Signe de son importance, il a été créé cardinal en 2016 par François. Pour lui, la lutte contre la « troisième guerre mondiale par morceaux » comme il appelle la guerre contre Daesh passe par un dialogue avec Assad. Le Saint-Siège a ainsi obtenu du président syrien des « gestes significatifs » comme l’ouverture de la faculté de l’Église catholique melkite à Damas, ce qui a obligé le Vatican à envoyer le cardinal Turkson en visite officielle à Damas en remerciement, ce qui offre un gage de respectabilité à Assad.
C’est encore la nécessité de sauver les chrétiens d’Orient, pierre angulaire de la diplomatie apostolique, qui explique le rapprochement entre Rome et Moscou, même si cette réconciliation a été longuement travaillée par ses prédécesseurs. Inaugurée dès le XIXe siècle par Léon XIII via le dialogue avec les orthodoxes comme le rappelle J.-B. Noé, Jean-Paul II y avait œuvré, mais l’inimitié entre Polonais et Russes avait fini par avoir raison du processus, mené finalement à terme par Benoît XVI qui avait établi des relations diplomatiques complètes avec Moscou en 2009. François a pris soin de maintenir ces relations. Il a ainsi rencontré le patriarche Kirill à La Havane en 2016, une première depuis la fondation du patriarcat orthodoxe de Moscou au XVe siècle. Pour François, aucune solution n’est possible en Syrie si l’on écarte Poutine, d’où les trois visites que le chef du Kremlin a rendu à celui du Vatican.
Le rapprochement est d’autant plus aisé que Moscou et Rome ont des vues convergentes sur « la défense du christianisme dans la civilisation européenne » (J.-B. Noé). Mais en se rapprochant de la Russie, le pontife sait qu’il se met dans une position délicate vis-à-vis de l’Ukraine. L’Église gréco-catholique d’Ukraine, qui regroupe 5 millions de fidèles soit 10% de la population ukrainienne, connaît de fortes tensions avec la religion orthodoxe qu’elle accuse de prosélytisme sur ses terres et voit d’un mauvais œil le rapprochement vaticano-russe au moment où l’autocéphalie du patriarcat de Kiev en 2018 concurrence le leadership de l’Église gréco-catholique dans la résistance nationale contre la Russie. Là encore, une peur d’être sacrifiée sur l’autel de la diplomatie papale se fait jour.
On le voit donc, le Saint-Siège considère le maintien de liens comme une véritable priorité, au risque de se compromettre avec des régimes peu recommandables. Mais comme le rappelle Mgr Sodano [10], c’est toujours la finalité qui prime : « Si un peuple souffre, le Saint-Siège traite avec qui peut soulager les souffrances, au risque d’être incompris ».
« Heureux les artisans de paix » (Matt. 5,9)
Mais le travail du Saint-Siège est surtout d’œuvrer à une réduction des tensions internationales, pour bâtir la paix. Ce travail est perceptible sur trois grands enjeux : l’activité de médiation du Saint-Siège, la promotion du désarmement nucléaire et le dialogue interreligieux. Depuis Alexandre VI qui, en 1493, partage le Nouveau Monde entre Espagnols et Portugais, la médiation est une constante de la diplomatie papale, perçue comme impartiale.
Innombrables sont les dossiers internationaux sur lesquels le pape a pesé pour éviter un conflit.
Ainsi, le mois dernier, le pape a imploré à genoux les dirigeants du Soudan du Sud de bien vouloir se réconcilier et d’œuvrer pour la paix après cinq ans de guerre civile. François est coutumier de ces irruptions spontanées, authentiques et gratuites qui permettent d’ouvrir une brèche vers la paix et de débloquer les impasses diplomatiques. Autre proposition audacieuse, l’annulation de la dette des pays africains, à la peine face à la pandémie de Covid-19. Si la proposition est issue du président sénégalais M. Sall le 25 mars, sa reprise par le pape dans son message de Pâques le 12 avril a précipité sa réalisation. Le lendemain, elle était évoquée par E. Macron, avant finalement que le G20 ne s’accorde sur un moratoire sur le sujet. Autre coup d’éclat de l’évêque de Rome, son opposition aux frappes occidentales en Syrie contre B. Al-Assad dans le cadre de frappes punitives après l’emploi d’armes chimiques. En 2013, le pape a ainsi organisé une journée de prière qui a rassemblé les foules place Saint-Pierre contre ce bombardement, finalement abandonné. François considère ainsi que des frappes n’auraient qu’aggravé le cercle de la violence et retardé les négociations. Le pape est aussi particulièrement présent dans les conflits qui agitent le continent américain.
En Colombie, il a largement œuvré pour faciliter les négociations entre le gouvernement et les FARC, qui ont débouché sur un accord en 2016 et le désarmement du groupe paramilitaire ; et son voyage en 2017, au cours duquel il a rencontré 6000 victimes des violences et 500 anciens guérilleros avait pour but de renforcer cette paix. Mais le nouveau président colombien, I. Duque, menace le processus et contrecarre les tentatives de François, qui, via la Conférence épiscopale de Colombie, s’efforce de faire asseoir à la même table le gouvernement et l’ENL, deuxième groupe armé du pays qui, lui, n’a pas abandonné les armes. Le Saint-Siège s’est aussi investi dans les négociations entre les manifestants et le gouvernement au Nicaragua, et dans le dossier vénézuélien. P. Parolin, qui a été nonce apostolique au Venezuela entre 2009 et 2013 a ainsi accueilli favorablement la demande de médiation adressée au pontife par Nicolas Maduro en 2019. Mais sur le continent américain, son action diplomatique la plus spectaculaire reste la médiation entre Cuba et les Etats-Unis. Il faut dire que la part croissante des Latino-Américains catholiques dans la démographie étatsunienne fait du Saint-Siège un médiateur à l’échelle de tout le continent. Rome ayant toujours critiqué l’embargo américain sur Cuba, des parlementaires américains ont demandé l’aide de Benoît XVI en 2012 sur le dossier cubain. L’arrivée du pape argentin au Vatican a accéléré le processus. Avec la réception de B. Obama au palais apostolique en 2014, lors de laquelle François a fait comprendre au président américain que Cuba isolait les Etats-Unis de l’Amérique latine, l’île communiste est devenue une priorité de la diplomatie vaticane.
Les deux pays, n’ayant aucune confiance réciproque, ont sollicité le Saint-Siège, en qui ils avaient confiance tous les deux. La date choisie par les deux présidents pour annoncer la reprise des relations diplomatiques coïncidait ainsi avec l’anniversaire du pontife, un symbole en guise de remerciement. C’est cette même volonté de dialogue qui guide l’action pontificale dans le conflit israélo-palestinien. Toujours soucieux de dialoguer avec tous les acteurs, le pape, qui a voyagé en Terre sainte dès son deuxième voyage, a signé en 2015 un accord avec « l’État de Palestine », qui reconnaît donc l’existence de l’Autorité palestinienne et garantit la liberté religieuse. Dès 2014, le pape était à l’origine d’une journée de rencontre et de prière entre M. Abbas et Sh. Peres dans les jardins du Vatican, fidèle à sa traditionnelle diplomatie de la rencontre. Le Saint-Siège s’est également investi en Asie, où le voyage du Saint-Père au Myanmar et au Bangladesh en 2017 a été particulièrement scruté. Il s’agissait d’éviter l’incident diplomatique tout en évoquant le drame ethnique vécu par les Rohingyas. Conseillé par le cardinal birman C. Maung Bo, fervent soutien d’Aung San Suu Kyi, François n’a pas prononcé le terme « Rohingyas » pour éviter des représailles contre la minorité catholique. Prudent, le pontife a préféré demander à la dirigeante birmane le respect « de toutes les ethnies et de leur identité », une manière voilée de condamner le nettoyage ethnique dont est victime cette minorité musulmane du Myanmar. Cela ne l’a pas empêché de rencontrer le chef de l’armée nationale ainsi que des victimes du conflit. Ailleurs en Asie, le pape est aussi au fait du dossier coréen. À l’image de Cuba, la Corée du Nord veut se débarrasser des sanctions économiques qui pèsent sur son régime, et a ainsi remis un message de Kim Jong-Un invitant le vicaire du Christ à Pyongyang par l’intermédiaire du président sud-coréen (et catholique) Moon, en visite à Rome en 2018. La Corée du Nord est un dossier particulier pour François car au croisement de deux de ses batailles : le désarmement nucléaire et la liberté religieuse. En Afrique, la diplomatie vaticane tente inlassablement de promouvoir la paix, même après l’assassinat en 2003 de Mgr M. A. Courtney, nonce au Burundi et qui négociait un accord de paix pour mettre fin à la guerre civile dans ce pays. Mais aujourd’hui, c’est la Centrafrique qui concentre les efforts papaux. Son voyage à Bangui en 2015, préparé de longue date par l’archevêque de Bangui et la Communauté Sant’Egidio, peu de temps avant l’élection présidentielle, a permis d’apaiser les violences au sein d’un État failli, sous perfusion de la communauté internationale. Le travail de réconciliation mené par l’Église en Centrafrique vise à ce que le pays serve de tampon entre l’Afrique de l’est, à majorité islamique, et l’Afrique centrale et du nord, de tendance chrétienne. Par son travail, le Vatican a ainsi fait de la Centrafrique « à la fois l’œil du cyclone et un pays d’espoir » (G. Tadonki).
La volonté pacificatrice du pape transparaît également dans ses efforts pour dialoguer avec la communauté islamique. Peu de papes auront autant œuvré au dialogue avec les musulmans. Il faut dire que dans le contexte du terrorisme, il y avait urgence à renouer le dialogue, après une mise en sommeil sous Benoît XVI, qui avait provoqué une véritable bronca dans le monde musulman avec son discours de Ratisbonne en 2006 dans lequel il dénonçait la violence inhérente à l’islam en raison du djihadisme. Véritable traumatisme pour la diplomatie pontificale, ce discours avait entraîné des violences contre les minorités chrétiennes et des manifestations dans lesquelles des effigies du Saint-Père avaient été brûlées. De surcroît, fin 2010, alors qu’un attentat contre l’église d’Alexandrie fait plusieurs morts, Benoît XVI demande aux autorités égyptiennes de mieux protéger les chrétiens, ce qui entraîne la rupture avec l’université Al-Azhar du Caire, la plus haute institution théologique du monde sunnite. Face au fondamentalisme religieux, notamment en Afrique subsaharienne où les minorités chrétiennes risquent de subir le même sort que celles du Moyen-Orient, et en prenant exemple sur saint François d’Assise, dont il a pris le prénom et qui avait rencontré le sultan Al-Kamil en Égypte au XIIIe siècle, François a donc déployé une véritable « diplomatie musulmane » [11], en évacuant la théologie au profit de rencontres personnelles et d’un « faire ensemble », autant que par des voyages à la portée historique (Égypte, Émirats Arabes Unis et Maroc). Souvent, ces voyages ont pour but de redynamiser les minorités chrétiennes, comme au Maroc où les catholiques sont dix fois moins nombreux qu’à l’indépendance, et à défendre leur protection, comme ce fut le cas avec les Coptes en Égypte. De plus, François s’est considérablement rapproché de l’imam d’Al-Azhar, A. M. Al-Tayeb qui a parlé de « revoir la thématique de la dhimmitude », statut des Arabes non musulmans, et avec lequel il a signé une déclaration conjointe « sur la fraternité humaine pour la paix dans le monde et la coexistence commune » à l’occasion de son voyage aux EAU, où il avait été invité par le prince héritier Mohammed ben Zayed (MBZ), qui a ainsi présenté son pays comme un exemple de tolérance et de cohabitation au Moyen-Orient. La visite aux EAU était d’autant plus importante que le pays est composé à 90% d’émigrés, grand thème de François, et assure leur liberté de culte. Parmi eux, près de 10% sont catholiques, ce qui représente tout de même un million de baptisés. De plus la proximité de MBZ avec le prince héritier saoudien permettait également de faire passer à celui-ci un message sur le Yémen, où se déroule une guerre civile et une crise humanitaire majeures. Comme pendant la guerre froide, le but du discours du Vatican sur la liberté religieuse, est, pour Th. Tanase, un moyen d’obliger les pays musulmans à se prononcer : ou ils refusent la liberté de croyance, auquel cas ils se marginalisent d’une communauté internationale dominée par des valeurs de respect, ou ils l’acceptent, auquel cas ils entrent en contradiction avec leurs politiques intérieures intolérantes. Les autorités sont alors mises face à leurs contradictions. Si le rôle de pacificateur du Vatican répond expressément à une volonté de bâtir des ponts, le dialogue interreligieux y ajoute un enjeu de protection des chrétiens. Mais ce rôle pacificateur s’exprime également dans l’autre grande bataille du pape François : le désarmement nucléaire.
Trois grands moments montrent l’investissement du Saint-Siège dans cette lutte. Tout d’abord, en 2014, le voyage au Japon du pontife, et notamment sa messe à Hiroshima et Nagasaki, est l’occasion d’un discours très offensif contre les armes nucléaires, le vicaire du Christ déplorant que « l’humanité n’ait pas tiré les leçons des bombardements ». François a également renforcé la doctrine du Vatican sur la question. Si depuis toujours le Saint-Siège se bat contre l’arme atomique, jusqu’ici, les pontifes considéraient la dissuasion comme un moindre mal, « une étape vers un désarmement progressif » (Jean-Paul II pendant la crise des euromissiles). Mais désormais, pour François, la simple possession de telles armes est illégitime moralement, d’où son action pour faciliter également les négociations sur le nucléaire iranien en 2013 ou son initiative diplomatique d’un nouveau traité d’interdiction des armes nucléaires (TIAN), signé en 2017 par 122 États [12] et dont le Vatican est le premier à l’avoir ratifié.
Préférer les périphéries au risque de délaisser les centres ?
Cette théologie de la paix se double d’une ouverture sur les périphéries, sur les marges de la société mondiale. François, pape « du bout du monde » ne cesse de vouloir s’adresser à ceux qui sont loin du cœur du monde catholique mais aussi aux laissés pour compte de la mondialisation, mais au risque de perdre le soutien du cœur de son pouvoir.
Cet intérêt pour les marges transparaît clairement dans ses voyages. Sur les trois Journées mondiales de la jeunesse [13] qui ont eu lieu sous son pontificat, deux se sont déroulées en Amérique latine contre une en Europe [14]. On constate clairement un retour de l’Amérique latine dans les préoccupations pontificales. Sur les sept premières années de son règne, François a réalisé 32 visites pastorales à l’étranger, dont 7 se déroulaient en Amérique latine, ce qui fait une proportion non-négligeable de 22%, quand on sait que François boude les grandes nations historiquement catholiques (France, Espagne…) et que Benoît XVI n’avait consacré que deux voyages à l’Amérique latine sur les 25 réalisés durant son pontificat. Il faut dire que l’Église catholique y est sérieusement concurrencée par de nouvelles pratiques sociales (avortement, homosexualité…) mais aussi par la croissance de religions alternatives, cultes d’Amérique du Nord (mormons, témoins de Jéhovah…), cultes afro-américains mais surtout évangélisme, confession moins stricte et conservatrice que le catholicisme, et qui permet surtout aux pays en développement de se détacher d’emprunts idéologiques occidentaux, et donc de se penser par eux-mêmes. L’apparition de cette nouvelle religiosité fait donc du sous-continent sud-américain – mais pas seulement, puisque les présidents centrafricain et burundais sont des pasteurs évangéliques – un enjeu pour le Saint-Siège. Mais l’intérêt pour les périphéries ne se limite pas à l’Amérique latine et transparaît également dans les autres voyages du pape, qui a fait le choix de rendre visite à des petites communautés chrétiennes comme celles en Asie ou dans des pays arabes. En Asie, le pape a ainsi voyagé au Sri Lanka, aux Philippines, en Corée du Sud, au Japon, en Birmanie, au Bangladesh et en Thaïlande, autant de pays où la tradition chrétienne est loin d’être importante. Le pape est en effet conscient de la désaffection des Européens pour la religion et parie sur les immenses potentialités du catholicisme en Asie [15], ce dont témoigne l’appel à évangéliser de sa première exhortation apostolique en 2013, Evangelii gaudium. Ainsi, les quatre premières nations catholiques sont le Brésil, le Mexique, les Philippines et les Etats-Unis. Même quand il s’intéresse à l’Europe, François préfère visiter ses marges nord (Suède, pays baltes), est (Albanie, Bosnie ou Roumanie), sud (Grèce, Portugal) ou ouest (Irlande). Le cœur de l’Europe chrétienne, lui, attendra. Cette montée en puissance, à la fois économique et démographique, du monde non-occidental a très vite été perçu par le Saint-Siège. Ainsi, dès 2012, E. G. Tedeschi, directeur de la banque du Vatican, dressait une analyse éloquente de la situation à Benoît XVI au sujet de la crise économique : « Concrètement […] la richesse est en train de passer de l’Occident chrétien à l’Orient qui reste à christianiser ». Rome, qui critique régulièrement la mondialisation ultralibérale américaine, est également pragmatique, et, soucieux de ne pas être à la traîne dans une « mondialisation polyédrique », préfère s’éloigner des États-Unis pour se rapprocher de nouvelles puissances comme la Chine ou la Russie, et renforcer ainsi son rôle d’intermédiaire.
Outre cette relativisation réelle de la place de l’Europe, voire de l’Occident, dans la politique internationale du Saint-Siège, l’autre mondialisation prônée par le Vatican n’est pas qu’un rééquilibrage des forces entre Occident et Orient. Elle est aussi caractérisée par une attention envers les migrants et contre la pauvreté, les « périphéries » sociales, dans la droite ligne de la doctrine sociale de l’Église et de celle de saint François d’Assise, modèle de pauvreté. Dès le début de son pontificat, le ton était donné puisque son premier voyage a été pour Lampedusa d’où il a dénoncé une « globalisation de l’indifférence », rappelé les manquements des dirigeants européens et affiché publiquement son soutien envers les migrants. L’archevêque de Buenos Aires reconnaît les peurs légitimes des Européens face à la vague migratoire, mais considère qu’elles ne doivent pas pour autant conduire l’action politique. Loin d’une simple exhortation à l’accueil, François considère également que les migrants doivent respecter les lois et les identités culturelles des pays qui les accueillent. En bref, François milite pour une vraie intégration des migrants qui n’est pas une assimilation effaçant l’identité culturelle de l’immigré mais plutôt une fusion des cultures, pour éviter le communautarisme. Ce discours nuancé ne l’empêche pas d’être très offensif sur la question. En janvier 2018 il prend explicitement partie pour le droit du sol, contre la détention des mineurs non accompagnés, pour une facilitation du regroupement familial… Au retour de son voyage à Lesbos, François ramène même dans l’avion papal plusieurs familles musulmanes au Vatican, ce qui entraîne de fortes critiques de la part des chrétiens d’Orient, qui, jugeant qu’ils souffrent tout autant que les musulmans, ne comprennent pas le geste du pape.
De manière plus générale, on constate un fossé grandissant entre le pape et les catholiques. Si François, par sa critique des inégalités sociales et du traitement réservé aux migrants, plaît beaucoup aux agnostiques, l’accueil réservé par les catholiques à de tels propos est bien plus réservé. Sans revenir sur la guerre que se livrent conservateurs et progressistes au sein de la Curie, François ne semble plus très en phase avec nombre de catholiques, qui, politiquement, se tournent vers des populistes xénophobes qui, bien que se revendiquant catholiques et prônant l’héritage chrétien, sont à l’exact opposé du discours d’ouverture du Saint-Siège, à l’image de Salvini. L’ouverture sociale et la critique du capitalisme indignent les traditionalistes qui accusent la papauté de déstabiliser l’Europe et d’accélérer la fin de la civilisation occidentale avec son discours pro-migrant ; et son appel en 2015 à toutes les paroisses européennes pour qu’elles accueillent deux familles migrantes chacune [16] n’a fait que renforcer la division. L’ingérence « angéliste » de François dans l’arène politique contre le populisme accélère le détachement de la papauté du cœur historique de sa puissance, l’Occident, au point que B. Chellini-Pont évoque un « catholicisme étatsunien presque au bord du schisme ». Les rapports entre D. Trump et le pape sont ainsi révélateurs de cette rupture avec les catholiques traditionnels. Son discours altermondialiste entraîne la méfiance des catholiques blancs conservateurs dont l’idéologie de base est la défense de la civilisation chrétienne, c’est-à-dire un populisme d’extrême-droite, d’autant plus que le pontife, alors qu’il visite un village mexicain à la frontière étatsunienne pendant la campagne présidentielle américaine de 2016, déclare « une personne qui veut construire des murs et non des ponts n’est pas chrétienne », ce qui fait explicitement référence au mur que Trump veut construire contre le Mexique.
Que ce soit son intérêt pour les minorités chrétiennes lointaines ou pour les migrants et les pauvres, J.-B. Noé rappelle que l’aspect marketing du « pape des périphéries » manque le cœur de cible à trop vouloir s’aventurer vers de nouveaux marchés. Or, c’est précisément le cœur de cible qui fait vivre une marque. En relativisant la place de l’Occident, voire en combattant les tendances populistes qui s’y font jour, François prend le risque d’affaiblir les racines historiques de la chrétienté, en même temps que ses financements. Reste à savoir si les communautés chrétiennes en Asie et en Afrique se révéleront aussi prometteuses qu’il le pense.
Après sept ans d’une diplomatie particulièrement dynamique, plusieurs constats sont à dresser. François a su parfaitement utiliser toutes les potentialités d’une diplomatie unique aux objectifs uniques tout en profitant de sa médiatisation. Soucieux de renforcer la paix et considérant le dialogue comme indispensable à une réduction des conflits, François a entretenu des relations avec des régimes peu recommandables, repris le dialogue avec le monde musulman tout en se plaçant en médiateur international. Mais cette relativisation d’un Occident de plus en plus fermé menace l’assise du Saint-Siège, institution ouest-européenne par excellence. Cela étant, aujourd’hui, plus personne ne viendrait ironiser sur la puissance diplomatique du Siège apostolique comme le fit J. Staline avec sa célèbre phrase : « le pape, combien de divisions ? ».
Alexandre Kubala
Mes remerciements les plus vifs à MM. Thomas Tanase et Jean-Baptiste Noé pour leurs précieuses contributions.
- Selon le site officiel du prix international Charlemagne d’Aix-la-Chapelle. François devient ainsi la septième personnalité issue d’un État non-membre de l’UE et le deuxième souverain pontife à recevoir ce prix après les Américains G. Marshall (1959), H. Kissinger (1987) et B. Clinton (2000), le moine suisse R. Schutz (1989), la Norvégienne G. Harlem Brundtland (1994) et le pape Jean-Paul II (2004).
- Sans la numérotation Ier, contrairement à son prédécesseur Jean-Paul Ier, trop monarchique pour lui.
- Mgr J.-L. Tauran
- Pour l’essentiel des pays strictement musulmans (Afghanistan, Arabie Saoudite, Brunei, Comores, Maldives, Oman et Somalie) ou communistes (Chine, Corée du Nord, Laos et Viêt Nam). Mais même dans ces pays-là le Vatican est présent, par le biais d’un délégué apostolique qui veille sur les minorités catholiques présentes (Brunei, Comores, Laos, Somalie). Des négociations sont également en cours avec la Chine et le Viêt Nam.
- Source : Twiplomacy/BCW.
- ZEMMOUR Eric, Un quinquennat pour rien, Paris, Albin Michel, 2016.
- François est ainsi le troisième souverain pontife à recevoir ce titre, après Jean XXIII en 1962 pour le concile Vatican II et Jean-Paul II en 1994 pour sa contribution à la chute du communisme. Il est intéressant de remarquer que seuls les papes considérés comme « progressistes » ont eu droit à cet honneur.
- Il est à noter que la personnalité de François elle-même a sans doute jouer un rôle important dans la reprise de ces relations. Il est jésuite, comme M. Ricci, l’un des premiers missionnaires catholiques envoyés en Chine et qui a beaucoup œuvré pour le développement de cette confession en Asie, et comme saint François Xavier, dont le pape actuel a repris le prénom et qui est mort en tentant d’évangéliser la Chine.
- L’un est représentant à l’Assemblée nationale du peuple et l’autre représentant dans une assemblée locale.
- Cardinal secrétaire d’État sous Jean-Paul II et Benoît XVI entre 1990 et 2006.
- C. Chambraud
- Dont aucun ne possède l’arme nucléaire.
- Les JMJ sont l’occasion d’un immense rassemblement de la jeunesse catholique du monde entier, tous les deux ou trois ans, à l’invitation du pape, chaque fois dans un pays différent.
- Brésil en 2013, Pologne en 2016 et Panama en 2019.
- La Corée du Sud compte ainsi 5,6 millions de baptisés, et comme elle, les communautés catholiques du Viet Nâm ou de Birmanie, bien que discrètes, connaissent un réel dynamisme. Les Philippines, pour leur part, comptent 75 millions de fidèles soit 81% de la population du pays. Si on ajoute à cela les 13 millions de catholiques chinois et les formidables perspectives de croissance en Chine si la religion est autorisée au vu de sa démographie, le catholicisme en Asie est donc tout sauf un phénomène négligeable, à tel point qu’une auto-évangélisation du continent est de plus en plus crédible.
- « Chaque paroisse, chaque communauté religieuse, chaque monastère et sanctuaire de toute l’Europe peut accueillir une famille de réfugiés, à commencer par le diocèse de Rome », François, 6 septembre 2015.
Bibliographie
Articles
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Livres
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Documentaire
COLONNA-CESARI Constance, Les Diplomates du pape, Artline Films, 2017, 52 min.
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